Cinq
kilomètres plus loin, ils arrivèrent à une voie de service qui reliait les deux
chaussées de l’autoroute. RÉSERVE AUX VÉHICULES DE SERVICE, disait un panneau. Stu
parvint à manœuvrer assez bien l’embrayage pour qu’ils réussissent leur
demi-tour. Le vieux moteur sembla vouloir caler, mais il était chaud maintenant
et ne fit pas trop de caprices. Stu repassa en troisième et se détendit un peu,
hors d’haleine, essayant d’apaiser les battements affolés de son cœur. Ce
brouillard gris semblait vouloir l’engloutir à nouveau, mais il refusait de se
laisser faire. Quelques minutes plus tard, Tom découvrait le sac de couchage
orange vif qui avait été le travois de Stu.
– Au revoir ! lança un
Tom d’excellente humeur. Au revoir, on va à Boulder, putain, oui !
Je me contenterai de Green
River ce soir, pensa Stu.
Ils y arrivèrent juste à la
tombée de la nuit. Stu conduisit lentement la Plymouth dans les rues obscures
qui étaient jonchées de voitures abandonnées. Il se gara sur la rue principale,
devant un établissement qui prétendait être l’Utah Hotel. C’était une maison de
bois de deux étages, en très piteux état, ce qui fit dire à Stu que le
Waldorf-Astoria n’avait pas trop à s’en faire pour le moment. Sa tête résonnait
de bruits étranges et il avait beaucoup de mal à garder le contact avec la
réalité. Depuis une trentaine de kilomètres, il lui avait semblé par moments
que la voiture était remplie de gens. Fran. Nick Andros. Norm Bruett. Il s’était
retourné une fois et il avait cru voir Chris Ortega, le barman de l’Indian Head
avec son fusil à canon scié.
Fatigué. Avait-il jamais été
aussi fatigué ?
– Ici, murmura-t-il. Il faut
passer la nuit ici, Nicky. Je suis crevé.
– C’est Tom, Tom Cullen. Putain,
oui.
– Tom, c’est vrai. Il faut s’arrêter.
Tu peux m’aider ?
– Sûrement. J’ai bien aimé
la balade dans la vieille bagnole.
– Je vais prendre un autre
verre, lui dit Stu. T’aurais pas une cigarette ? J’ai très envie de fumer.
Il tomba en avant sur le volant.
Tom le sortit de la voiture et le
porta jusqu’à l’hôtel. La réception était sombre et humide, mais il y avait une
cheminée et un coffre à bois a moitié plein. Tom installa Stu sur un canapé usé
jusqu’à la corde, en dessous d’une grosse tête d’orignal empaillée, puis il
alluma un feu pendant que Kojak faisait le tour du propriétaire. La respiration
de Stu était lente et difficile. Il marmonnait de temps en temps, criait parfois
des choses inintelligibles. Et Tom sentait alors son sang se glacer.
Il fit un énorme feu, puis partit
à la recherche de ce qu’il leur fallait pour la nuit. Il trouva des oreillers
et des couvertures. Ensuite, il poussa le canapé sur lequel Stu était étendu un
peu plus près du feu, puis Tom se coucha à côté de lui. Kojak s’installa de l’autre
côté.
Tom regardait le plafond qui n’était
décoré que de toiles d’araignée. Stu était très malade. C’était mauvais, mauvais.
S’il se réveillait encore Tom lui demanderait ce qu’il fallait faire pour la
maladie.
Mais s’il… s’il ne se réveillait
pas ?
Dehors, le vent s’était levé et
passait en hurlant devant l’hôtel. La pluie claquait sur les vitres. À minuit, après
que Tom se fut endormi, la température tomba encore de quatre degrés et ce fut
bientôt de la neige fondante qui vint fouetter les vitres. Loin à l’ouest, le
front de la tempête poussait un vaste nuage de pollution radioactive en
direction de la Californie où d’autres encore allaient mourir.
Un peu après deux heures du matin,
Kojak dressa la tête et se mit à pleurnicher. Tom Cullen était en train de se
lever. Il avait les yeux grands ouverts, mais complètement vides. Kojak
pleurnicha encore, mais Tom ne fit pas attention à lui. Il ouvrit la porte et
sortit dans la nuit où le vent hurlait. Kojak s’approcha de la fenêtre de la
réception, posa les pattes sur le rebord, regarda dehors. Il regarda quelque
temps en poussant de petits sons gutturaux, puis il revint se recoucher à côté
de Stu.
Dehors, le vent hurlait en
fouettant les vitres.